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jeudi, 12 juillet 2018 | Catégorie: Analyses

D’où vient la musique d’ascenseur?

En 1922, un général américain dénommé George Squier eut l’idée d’utiliser les systèmes de télétransmission pour diffuser des musiques aux soldats se trouvant sur le front. Il baptisa sa société « Wired Radio », avant de décider, 12 ans plus tard, que « Muzak » sonnait mieux. Convaincu par les énormes potentialités de son invention, il se décida à élargir la diffusion de ces musiques aux vertus apaisantes, à des fins civiles. D’emblée le dispositif se montre particulièrement efficace pour neutraliser les bruits d’ascenseurs, dont la lenteur et les crissements stridents occasionnaient quelques frayeurs auprès des usagers. C’est à partir de cette période que la Muzak est appelée musique d’ascenseur. Ce terme, qui est passé dans le langage courant, est une contraction du mot « Musique » avec le nom de la société « Kodak », pionnière dans le domaine de la photo et dont Squier appréciait la sonorité du nom.

Le choix des morceaux était savamment réfléchi et s’appuyait notamment sur des résultats d’analyses scientifiques. Le comportement et les émotions des consommateurs pouvaient ainsi se trouver manipulées. Cependant, au fil des années, l’entreprise se mit à subir des critiques récurrentes, se vit qualifiée péjorativement de « musique d’ascenseur» et ses playlistes furent peu à peu considérées comme de la pollution sonore. D’ailleurs, en 1969, une plainte officielle intitulée « motion du Conseil international de la musique de l’Unesco », requit que l’on reconnût un « droit au silence », après que l’un de ses membres – pas des moindres – le violoniste Yehudi Menuhin, eut été importuné par son statut de « public captif » dans un avion.

C’est ainsi que l’entreprise commence à sombrer, pour finalement mieux renaître sous la direction de Mood Media. Fondée en 2004, l’entreprise canadienne rachète Muzak en 2013. Depuis, Mood Media a pu bénéficier des enseignements et de l’expérience de Muzak et travaille avec des « designers » musicaux pour mettre au service de différents points de vente son expertise et proposer des solutions d’habillage sonore plus ciblées.

Musique ou Muzak?

Même si l’album de Brian Eno « Music For Airport », premier album de sa série « Ambient », était une expérience artistique sans finalité commerciale, il rejoint certaines des intentions de Muzak, créant une musique plus discrète, que l’auditeur peut choisir d’ignorer.  Malgré son nom, l’album ne fut finalement diffusé que sur les haut-parleurs d’un seul aéroport, LaGuardia à New York, pendant un très court laps de temps.

 

La muzak est une forme de musique aseptisée, mise aux normes (les passages aux niveaux sonores très forts ou très faibles en sont nivelés), diffusée dans différents contextes: trains, bateaux, institutions publiques, galeries commerciales, supermarchés, stations de métro ou encore lignes d’attente de standards téléphoniques. Elle est censée masquer discrètement les bruits désagréables (voix, bruits ambiants, parasites) et augmenter le bien-être sur le lieu de travail, le confort des usagers ou encore la disposition du consommateur à acheter. Sans véritable finalité artistique, le répertoire de muzak est constitué de morceaux de toutes origines, du répertoire classique à la variété, permettant une identification rapide et rassurante. Les œuvres sont souvent réorchestrées ou réarrangées, en excluant les passages les plus forts en émotion, pour éviter d’attirer l’attention du consommateur.

Comment on vous diffuse de la musique dans les magasins ?

Vous arrive-t-il de faire attention à l’environnement sonore général pendants vos achats? Un client sur deux y est attentif, même si le 100% d’entre eux y est exposé en réalité. Bon nombre de critères sont étudiés et optimisés pour constituer un univers favorable à la consommation. Il s’agit notamment de faire attention au volume de la musique et des annonces, de faire des tests en situation selon l’acoustique des zones (diffusion intelligible sans être intrusive, réverbération modérée) en tenant compte également des bruits ambiants (installations électriques, ventilation, réfrigérateurs, discussions des clients, des collaborateurs, etc.).

Toutes les grandes surfaces et centres commerciaux passent de la musique et puisque celle-ci affecte le comportement humain en général, c’est évidemment aussi le cas pour celui du consommateur. Pour une personne entrant dans un lieu de vente, les caractéristiques environnementales (couleurs, musique, odeurs) sont aussi importantes que les caractéristiques plus classiques comme la compétence des vendeurs, les prix ou la disponibilité des produits.

– et dans les villes ?

Dès le milieu du XXème siècle, même les communes installaient des systèmes de diffusion de contenu sonore pour créer un sentiment d’homogénéité au sein de villes modernes, souvent bercées par un capharnaüm de pollutions sonores en tous genres.

Et plus récemment, avec l’émergence progressive du baladeur, de l’ipod et autres téléphones, la population est également devenue un acteur incontournable de l’habillage sonore urbain. De nos jours, les voyageurs s’immergent dans leur propre playliste tout au long de leurs activités, comme pour rajouter des strates émotionnelles à leur environnement, preuve que le Général Squier ne s’était pas trompé il y a 100 ans.

Enfin, il faut également savoir que bon nombre de recherches en psycho-acoustique ont été conduites durant le XXème siècle pour des domaines aussi variés que la médecine, le théâtre, l’industrie ou la guerre.

La musique participe à l’immersion dans un parc d’attraction – Walt Disney l’avait bien anticipé et Harold Burris-Meyer aussi!

L’approche est différente quand il s’agit de concevoir l’atmosphère sonore d’un parc d’attraction. En effet, la bande musicale fait partie des éléments essentiels qui contribuent à l’expérience des visiteurs, contrairement à la muzak dans les magasins ou les restaurants, qui se trouve davantage en arrière-plan. C’est pourquoi la réflexion et les critères à prendre en compte sont bien plus importants. Le choix de la bande musicale est critique. Il va déterminer l’ambiance globale, et avoir une influence directe sur le comportement des visiteurs. Rien ne doit donc être laissé au hasard. La sélection des morceaux et leurs enchaînements sont un travail délicat qui prend en compte la démographie du parc, son architecture, la culture locale, le mode de diffusion, les besoins du marketing et bien d’autres critères. Générer une boucle de musique pertinente pour un parc est assez différent que de concevoir l’ambiance musicale d’un restaurant ou d’un magasin. À l’intérieur du parc, l’environnement est parfaitement contrôlé. Loin d’un vague fond sonore, la musique d’ambiance est la bande-son du spectacle dont les visiteurs sont les stars.

Dès les années 20, l’équipe de Walt Disney s’intéresse particulièrement au son et à ses effets. Ils mèneront beaucoup d’expérimentations, notamment à travers une série de dessins animés nommés « Silly Symphonies » où le chant et la musicalisation du décor et des objets prendra une grande importance. Selon un historien des technologies développées par le studio, « le son construit la parfaite illusion du réel que demande la narration classique, suggérant un espace à trois dimensions, faisant le lien entre les scènes, établissant des parallèles au sein de l’histoire, motivant l’action et la réaction, et ainsi de suite. »

« It’s a small world after all – It’s a small, small world » … Tous ceux qui ont déjà mis les pieds dans l’attraction « It’s a small world » de Disneyland Paris connaissent l’air ultra entêtant qui retentit entre ses murs. Inutile même d’entrer à l’intérieur du monde des poupées: dès les abords, on entend la mélodie. Et difficile après cela ne pas l’avoir en tête durant des heures… Résultat, il n’est pas rare d’entendre des familles entières entonner la chanson dans les allées du parc!

Alors qui est responsable de cet air magique? On le doit à Robert et Richard Sherman, deux frères compositeurs et paroliers américains bien connus des amoureux du monde de Disney. Ils ont par ailleurs signé de véritables tubes, dont deux liés aux films Mary Poppins: « Supercalifragilisticexplialidocious » et « Chem Cheminée », chacun récompensé d’un Oscar en 1965. Le duo a également composé des chansons pour les dessins animés Les Aristochats, Le Livre de la jungle et Merlin l’enchanteur.

Les deux frères ont composé « It’s a small world » sur demande de Walt Disney en personne. Ce dernier souhaitait tout d’abord que les poupées de l’attraction chantent les hymnes nationaux des pays qu’elles représentent. Craignant finalement la cacophonie, il demanda aux compositeurs un air identique, dont les paroles sont aujourd’hui chantées par les différentes poupées en français, italien, arabe, japonais…  Et vu la réputation du titre aujourd’hui, on peut dire que les frères Sherman ont relevé le défi avec succès !

À cette époque, un autre personnage intéressant, Harold Burris-Meyer, qui commença sa carrière dans les années 20 comme consultant chez Bell Telephone et cadre chez Muzak Corporation (eh oui encore eux!), contribua activement aux développements de la musique d’ambiance.

Extrait du livre « Contrôle » de Juliette Volcler

Pendant que Disney travaillait à façonner un son reproductible à l’identique dans un maximum de salles, Harold Burris-Meyer, DJ avant l’heure, créait des environnements audio mixés en direct. Et plutôt qu’à l’immersion acoustique, il s’intéressait à ce qui aurait toutes les attentions des publicitaires, des musées ou des militaires au XXIème siècle : le son localisé. Après la représentation fondatrice de « Control » en 1930, l’ingénieur scénographe avait ainsi eu l’idée d’organiser au théâtre de l’Institut Stevens des « Sound Shows », c’est-à-dire des « spectacles sonores », à la fois aboutissements du travail scientifique, artistique et technique de son équipe et promotion de son « Fantasound » à lui, le Système de contrôle du son qu’il ambitionnait de vendre aux théâtres. Le premier Sound Show eut lieu les 4 et 5 mai 1934! Burris-Meyer considérait d’ailleurs que le son se passerait à terme fort bien du reste et qu’il existait une nouvelle forme d’art sonore à inventer, qui ne serait ni la radio, ni de la musique, ni du théâtre: « Nous posons l’hypothèse que l’unité et la cohérence dramatique de l’ensemble de la composante auditive du spectacle devraient pouvoir lui permettre de constituer une œuvre d’art à elle seule, même si on la séparait de la composante visuelle ».

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Raphaël Parisod directeur artistique